La Suisse affiche un retard certain en matière d’énergie éolienne, avec une production de 146 GWh en 2021, correspondant à moins de trois semaines de la consommation électrique de la ville de Zurich. À la suite de l’entérinement par le peuple, en 2017, de la nouvelle Stratégie Energétique 2050, elle vise toutefois un objectif ambitieux de 4,3 TWh en 2050, équivalant à la consommation annuelle cumulée des villes de Zurich, Bâle et Olten. L’enjeu est de taille et ne saurait être relevé que si la procédure d’autorisation des éoliennes s’avère à l’avenir plus performante que la durée moyenne de 15 ans qui a été observée jusqu’ici dans les pratiques d’autorisation de différents cantons. D’où la question légitime (voir chapitre 1) dont traite l’étude menée par Jonas Schmid: quel est l’impact de la décentralisation sur les arrangements de mise en œuvre et, par ce bais, sur l’efficacité et l’efficience de la promotion de l’énergie éolienne en Suisse ?
L’auteur aborde ce questionnement en développant un cadre théorique inspiré de l’institutionnalisme centré sur les acteurs, approche initialement proposée par Renate Mayntz et Fritz Scharpf pour analyser les configurations d’acteurs et leurs modes d’interaction, dans un contexte institutionnel et partisan donné (chapitre 2). Jonas Schmid applique la méthode de l’analyse de réseau formelle pour traiter des données collectées par questionnaires et entretiens auprès de centaines d’organisations représentant notamment des promoteurs de projets éoliens, des ONG et groupes d’intérêt, des communes, des cantons et des administrations fédérales impliqués dans plus de quatre-vingts procédures d’autorisations entre 1998 et 2022. Ces données sont ensuite mobilisées dans des analyses statistiques sophistiquées pour identifier quels facteurs expliquent les liens respectifs entre décentralisation, arrangements de mise en œuvre et résolution effective du problème, telle que perçue par les acteurs eux-mêmes et attestée par des données observationnelles mesurant (les délais de) la réalisation (probable) d’un projet éolien (chapitre 3). Les facteurs explicatifs retenus dans les modèles statistiques concernent aussi bien le nombre et le type d’acteurs impliqués que les points de véto institutionnalisés dans le processus de décision ou encore les modes plus ou moins inclusifs de coordination et de négociation entre acteurs (chapitre 4).
Les résultats principaux de cette étude s’avèrent très intéressants, en particulier car certains sont parfois contre-intuitifs. Jonas Schmid montre ainsi que plus il y a d’élu-e-s de gauche au niveau du parlement cantonal, plus le niveau de conflictualité et de défiance au sein de l’arrangement de mise en œuvre est élevé (chapitres 6 et 8). Que l’ampleur de la division entre défendeurs et opposants d’un projet éolien semble être similaire dans les multiples projets étudiés. Et que les modes d’interaction entre acteurs, plus ou moins denses et collaboratifs selon les projets, n’influencent pas directement l’efficacité (tant perçue qu’observée) des processus d’autorisation (chapitre 7). L’orientation générale, voire le positionnement purement idéologique, des acteurs vis-à-vis de l’énergie éolienne apparaît comme le facteur décisif pour expliquer l’évaluation du succès d’un projet concret, plutôt que les caractéristiques intrinsèques du projet concerné (chapitre 7). Finalement, plus l’autonomie communale est perçue comme élevée, plus le nombre d’acteurs (avec un éventuel pouvoir de véto) est important et plus faibles seront la probabilité d’accueillir un projet éolien et, le cas échéant, l’évaluation de l’efficacité et l’efficience de ce projet. Toutefois, les agriculteurs, souvent membres du parti UDC au niveau local, semblent soutenir les projets éoliens, contrairement aux représentants des autres partis de droite (chapitre 8).
Au-delà de ces analyses et constats empiriques centrés sur la Suisse, Jonas Schmid compare également les politiques menées par les pays européens de 2000 à 2018 pour déployer l’énergie éolienne. Cette comparaison internationale est particulièrement la bienvenue car elle vise à savoir si la décentralisation, qui est très avancée en Suisse, s’avère in fine le facteur central pour expliquer le retard important que la Suisse a pris par rapport à plusieurs de ses voisins, dont l’Autriche, la Bavière ou le Baden-Württemberg par exemple. Cette question est d’autant plus pertinente que la Suisse ne pâtit pas de conditions de vent, territoriales ou économiques plus défavorables que ses régions limitrophes qui ont fortement exploité leur potentiel éolien. L’analyse de Jonas Schmid montre que la décentralisation a un effet négatif sur la durée des procédures d’autorisation (qui est de 3,5 ans en moyenne en Europe) mais que, en même temps, une durée allongée a un effet positif sur la puissance installée des projets éoliens réalisés. Si ces résultats sont un peu surprenants, ils attestent dans tous les cas de l’importance de prendre en compte la procédure d’autorisation comme une variable clé pour comprendre les freins et catalyseurs du déploiement de l’énergie éolienne en Europe et en Suisse (chapitre 9).
Le remarquable ouvrage qu’a rédigé Jonas Schmid affiche toutes les qualités propres à une thèse doctorat. La question de recherche est innovante d’un point de théorique et tout à fait pertinente d’un point de vue pratique. La revue de la littérature (majoritairement en sciences politiques) est exemplaire, tout comme la mise en perspective finale des résultats pour les recherches futures. Le cœur empirique du livre présente de manière très détaillée, systématique et réflexive, les résultats des différents modèles statistiques estimés. Ceci a l’énorme mérite de la rigueur et de la transparence, au risque de se perdre parfois dans des détails qui passionneront probablement moins le lectorat non-académique. Personnellement, nous regrettons trois points mineurs. L’auteur aurait pu encore enrichir son matériau empirique et, ce faisant, capter l’attention du lecteur, en résumant les aléas de quelques projets concrets de parc éoliens, en citant des propos d’entretiens qui permettent d’incarner les participants à une procédure d’autorisation et, finalement, en discutant plus avant les arbitrages opérés par les tribunaux car le secteur éolien est un domaine emblématique de la judiciarisation croissante de l’action publique.
Ce livre s’adresse en premier lieu aux analystes et praticiens de la transition énergétique qui y trouveront non seulement un excellent résumé des procédures légales et réglementaires en vigueur pour promouvoir l’énergie éolienne et des projets en cours ainsi que des réseaux d’acteurs observés (chapitre 5), mais aussi des réflexions prospectives et pratiques liées à l’adoption récente, par l’Assemblée fédérale, d’une nouvelle procédure d’autorisation des projets éoliens (voir la fin de chapitre 10).
En second lieu, l’étude de Jonas Schmid intéressera les politologues, sociologues, économistes et géographes-aménagistes qui, au-delà de la politique énergétique, s’intéressent aux questions de la mise en œuvre dans un contexte fédéraliste, voire plus globalement à la répartition des compétences, tâches et ressources entre la Confédération, les cantons et les communes. En effet, l’auteur discute avec finesse sa contribution théorique aux recherches sur l’implémentation des politiques publiques. Son étude empirique interpellera certainement les tenants de l’institutionnalisme centré sur les acteurs (à la Scharpf) dans la mesure où la variable centrale de cette approche, à savoir les modes d’interaction entre les acteurs, ne semble pas avoir d’effet significatif dans le champ empirique étudié par Jonas Schmid. Le livre devrait également trouver une écoute très attentive de la part des adhérents à l’approche des points et joueurs de véto (à la Tsebelis), car il démontre une fois encore comment un processus peut être (perçu comme) bloqué par de tels acteurs en concurrence. Finalement, les chercheuses et chercheurs intéressé-e-s par la décentralisation institutionnelle, le fédéralisme et la gouvernance multi-niveaux prendront assurément bonne note du résultat robuste selon lequel l’autonomie communale (perçue) peut s’avérer, en Suisse à tout le moins, un facteur de blocage important dans la conduite de l’action publique. Il semble en effet bien plus compliqué d’améliorer l’efficacité des processus d’autorisation que cela n’est trop souvent postulé : il ne saurait suffire de simplement augmenter le nombre d’acteurs impliqués ainsi que le degré de leur inclusion dans le processus pour, presque par magie, augmenter la légitimité des arrangements de mise en œuvre et, ce faisant, la résolution efficace des problèmes collectifs dont traitent les politiques publiques. Merci à Jonas Schmid de l’avoir démontré de manière convaincante.
Prof. Frédéric Varone (Université de Genève).
Prof. Karin Ingold (Université de Berne).