LeGes 35 (2024) 2

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Sous la loupe DOI: 10.38023/efe0b720-79de-49ac-a58a-b7d3be43ddb4

L’arrêt KlimaSeniorinnen c. Suisse : un nouveau standard de qualité légistique pour la législation finalisée

  • Proposition de citation: Alexandre Flückiger, L’arrêt KlimaSeniorinnen c. Suisse : un nouveau standard de qualité légistique pour la législation finalisée, LeGes 35 (2024) 2
  • Alors que la Cour européenne des droits de l’homme a depuis longtemps soumis les lois classiques à des critères de précision sous l’angle de la légistique formelle afin de garantir une prévisibilité suffisante, elle vient de fixer, sous l’angle de la légistique matérielle, un nouveau standard de qualité pour la législation finalisée dans le domaine climatique. En effet, lorsque les lois finalisées sont trop vagues dans leurs différentes composantes (fondement, objectifs, mesures), elles n’offrent aux individus aucune prévisibilité suffisante quant à l’atteinte de l’objectif. Cet arrêt peut par ailleurs entraîner des conséquences étendues dans divers domaines.


    1. Introduction

    [1]

    La Cour européenne des droits de l’homme, sur requête de l’association « Aînées pour la protection du climat », a condamné la Suisse le 9 avril 2024 pour les lacunes de son cadre législatif dans la lutte contre le réchauffement climatique1.

    [2]

    Si les conséquences politiques de l’arrêt ne sont, pour l’instant, pas encore très claires,2 on peut déjà anticiper quelques conséquences juridiques possibles.

    2. La fixation d’un standard de qualité légistique pour la législation finalisée en matière de climat

    [3]

    Avec le développement du rôle de l’État dans la gouvernance des politiques publiques, la loi est devenue un véritable instrument d’action pour atteindre des fins d’intérêt public. On parle de lois finalisées, qui fixent un objectif (général ou précis), qui laissent une certaine marge de manœuvre pour l’élaboration de mesures pour l’atteindre, qui exigent d’évaluer l’efficacité de leur mise en œuvre et qui intègrent un mécanisme de rétroaction des impacts afin que la loi conserve l’agilité nécessaire pour s’adapter aux circonstances évolutives (v. les réf. in : Flückiger 2019, p. 257 ss). La loi sur le climat (LCl)3 ou la loi sur le CO24 l’illustrent.

    [4]

    Alors que les lois classiques contiennent des règles de droit qu’il « suffit » d’appliquer aux cas concrets selon le raisonnement déductif en trois temps habituel aux juristes, les lois finalisées leur sont moins familières. Ces dernières impliquent en effet de prendre différentes mesures, y compris non juridiques, et d’évaluer le degré d’atteinte de l’objectif, nécessitant de recourir à une série d’indicateurs de mesure faisant souvent la part belle aux critères quantitatifs (Flückiger 2019, p. 259).

    [5]

    Lorsque les lois classiques sont insuffisamment précises, elles ne permettent pas à l’individu de régler prévisiblement sa conduite. C’est pourquoi la Cour européenne des droits de l’Homme (CourEDH) a depuis longtemps imposé une exigence de clarté normative, fixant ainsi un standard de qualité légistique en termes formels (Flückiger 2019, p. 553 ss). Le même raisonnement peut s’appliquer aux lois finalisées : lorsque celles-ci sont trop vagues dans leurs différentes composantes, elles n’offrent à l’individu aucune prévisibilité suffisante quant à l’atteinte de l’objectif. On trouve en effet des lois finalisées aux objectifs vagues avec des mesures non encore déterminées, tout comme on trouve des lois finalisées aux objectifs clairs contenant des mesures sous forme de règles de droit précises, directement et classiquement applicables.

    [6]

    Dans son arrêt KlimaSeniorinnen, la CourEDH fixe dorénavant clairement un standard de qualité légistique, en termes matériels, spécifiquement conçu pour la législation finalisée, limité pour l’instant à la matière climatique. Ce point n’est pas une surprise, car il découle d’une évolution jurisprudentielle, en germe depuis l’arrêt Hatton5 ou Animal Defenders International6, que la doctrine a pu qualifier de « tournant légistique » (legisprudential turn) (Oliver-Lalana/Meßerschmidt 2016, p. 1 ss ; Flückiger 2019, p. 439. V. ég. Olmo 2023, p. 161 ss).

    [7]

    La Cour pose les exigences de légistique matérielle suivantes :

    1. un fondement rationnel reposant sur les meilleures données disponibles et un examen suffisant des données scientifiques (§ 546, 550d et 635), avec une importance particulière des rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) (§ 429 et 546), impliquant :
      1. des données quantifiées quant au budget carbone afin d’assurer l’effectivité du cadre réglementaire (§ 572 s.) ;
      2. une mise à disposition du public des informations importantes (§ 554a) ;
    2. des objectifs, tant intermédiaires que globaux :
      1. insérés dans un cadre réglementaire contraignant et
      2. aptes à protéger de manière effective contre le changement climatique et ses effets néfastes (§ 543, 549, 550b, 562 et 573) ;
    3. des mesures :
      1. insérées dans un cadre réglementaire contraignant et
      2. concrètes, appropriées, cohérentes, efficaces et immédiates (§ 545, 548, 549, 550e, 552 et 567) ;
    4. une mise en œuvre adéquate desdites mesures (§ 545, 549 et 550e) afin que les garanties conventionnelles soient « concrètes et effectives, et non pas théoriques et illusoires » (§ 545) impliquant :
      1. de manière implicite leur évaluation et
      2. leur adaptation (y compris l’actualisation des objectifs de réduction des émissions [§ 550d]) ;
    5. un fondement participatif, exigeant la prise en compte de l’avis de la population dans le processus décisionnel (§ 554b).
    [8]

    À la lumière de ces exigences, la CourEDH constate que la Suisse (§ 573) :

    1. a mis en place de manière gravement lacunaire sur plusieurs points le cadre réglementaire pertinent (i.e. la loi sur le climat et la loi sur le CO2) ;
    2. n’a pas atteint ses objectifs passés de réduction des émissions ;
    3. a conçu, développé et mis en œuvre ce cadre réglementaire de manière tardive, inappropriée et incohérente.
    [9]

    La Cour déduit – de ce dernier point – que la Suisse a outrepassé sa marge d’appréciation et manqué à ses obligations positives (§ 573 i.f. avec § 544ss) pour conclure – sur la base de l’ensemble des trois points précédents – à la violation de l’article 8 CEDH (§ 574).

    [10]

    Il s’ensuit que le budget carbone devra être quantifié (§ 572) et que la loi sur le climat (§ 567s.) ainsi que la loi sur le CO2 (§ 562) devront être révisées et mises en œuvre dans le sens des considérants.

    3. Le renforcement de la nature juridique des objectifs de réduction des émissions

    [11]

    La CourEDH met en évidence le défaut de l’atteinte de l’objectif passé de réduction des émissions comme mineure dans son raisonnement syllogistique (§ 573). Elle exige simultanément que les buts et les calendriers pour l’atteindre soient intégrés dans un cadre réglementaire contraignant (§ 549 et 562) et réduit la marge d’appréciation des Etats quant à la fixation des objectifs (§ 543, 549 et 561). Par ces trois caractéristiques, la Cour semble signaler, implicitement, que la nature juridique des objectifs pourrait aller au-delà d’une simple obligation de moyen.

    [12]

    On ne peut toutefois pas interpréter cet arrêt comme allant jusqu’à imposer une pure obligation de résultat7. En effet, les exigences matérielles susmentionnées doivent être appréciées d’une part de manière globale (§ 551). D’autre part, la Cour se réfère à un arrêt de 2011 (cit. sous § 548) dans lequel elle avait explicitement jugé que l’obligation d’agir en temps utile, de manière appropriée et cohérente afin de garantir l’efficacité des mesures de protection contre les chiens dangereux était une obligation de moyen et non de résultat (arrêt Georgel et Georgeta Stoicescu c. Roumanie, § 59).

    [13]

    Le simple fait de ne pas atteindre le but de réduction ne devrait donc pas conduire automatiquement à une violation conventionnelle. Une obligation de moyen renforcée me semble être une interprétation équilibrée dans l’esprit de la Cour, car elle permet de maintenir un standard suffisamment élevé sans démotiver définitivement un Etat qui ne parviendrait pas à atteindre ses objectifs en dépit de ses meilleurs efforts.

    [14]

    Par ailleurs, les Etats violeront leurs obligations conventionnelles s’ils devaient fixer des objectifs dune ambition insuffisante, eu égard la marge d’appréciation limitée dont ils disposent désormais à cet égard (§ 450, 543, 549, 550b et 558).

    4. Une extension du contentieux associatif climatique

    [15]

    Si la Cour a confirmé l’irrecevabilité des recours individuels, elle innove en ouvrant un droit daccès au juge très étendu pour les organisations de défense du climat. L’association KlimaSeniorinnen n’ayant pas eu droit à un examen sur le fond de sa demande en dépit d’un besoin impérieux de protection juridique face à une action inadéquate des autorités pour contrer le changement climatique, la Cour conclut que l’article 6 § 1 CEDH a été violé (§ 629 ss).

    [16]

    Il s’ensuit que le recours corporatif « égoïste » ne pourra dorénavant plus être évalué en fonction de la seule qualité pour agir des membres8, mais de l’association elle-même en lien avec le besoin de protection, dès que la défense du climat est en jeu. On peut, à juste titre, se demander si la Cour, sans le dire explicitement, n’introduit pas, dans les faits, une action populaire associative en matière climatique, où l’absence de qualité pour recourir des particuliers n’est plus un obstacle au recours, mais en devient une condition (Grodecki 2024, p. 37).

    [17]

    Par ailleurs, on peut imaginer que le droit de recours associatif légal (p. ex. art. 55 de la loi fédérale sur la protection de l’environnement9) ou le droit d’obtenir une décision relative à des actes matériels (art. 25a de la loi fédérale sur la procédure administrative10) puissent être adaptés en conséquence afin de codifier cette nouvelle jurisprudence.

    [18]

    La pratique relative au déni de législation dans le cadre du recours en matière de droit public au Tribunal fédéral devra également être adaptée en conséquence en cas de refus de légiférer, de refus de planifier (plans, stratégies, programmes, etc.) ou de refus par le Conseil fédéral d’approuver un acte législatif cantonal favorisant le climat.11

    5. Une assistance du Comité des Ministres pour la détermination des mesures à prendre

    [19]

    Même si la marge d’appréciation laissée aux États pour le choix des mesures reste ample – contrairement à la fixation des objectifs, qui est réduite (§ 543, 549 et 561) –, la Suisse devra pourtant déterminer précisément les mesures adéquates à prendre avec l’assistance du Comité des Ministres, auquel incombera en outre la compétence d’en vérifier l’adoption (§ 657).

    [20]

    La notion d’« assistance » restera à préciser, tant du point de vue de la Suisse que du Comité des ministres d’ailleurs. S’agira-t-il d’une simple consultation préalable initiée par les autorités fédérales et cantonales, sur le modèle de la procédure de consultation fédérale, ou d’une procédure plus formalisée de préavis par exemple ? Le Comité des Ministres devra-t-il développer une expertise spécifique dans l’évaluation de l’efficacité des politiques publiques climatiques ou pourra-t-il se limiter à une analyse plus superficielle ?12

    [21]

    L’efficacité du procédé devra encore être évaluée, car les résistances à la mise en œuvre de cette nouvelle jurisprudence risquent de ne pas concerner que la Suisse. S’agissant de la Suisse, il sera instructif de connaître la réaction du Comité des Ministres relatif à la position du Conseil fédéral selon lequel la Suisse satisferait en réalité aux exigences de l’arrêt en raison des deux lois suivantes non prises en compte par la Cour : la loi révisée sur le CO2 du 15 mars 2024 et la loi fédérale du 23 septembre 2023 relative à un approvisionnement en électricité sûr reposant sur des énergies renouvelables.13

    6. Les autres conséquences

    [22]

    Les conséquences que cet arrêt entraînera sont potentiellement plus amples encore.

    [23]

    D’une part, l’arrêt s’adresse à lensemble des autorités (législatives, exécutives et judiciaires [§ 550]), fédérales, cantonales et communales. D’autre part, le champ des mesures concernées par la politique climatique est si étendu qu’il s’entrecoupe avec un grand nombre de politiques sectorielles aussi variées que l’énergie, l’air, les déchets, l’agriculture, la forêt, les transports ou la finance par exemple.

    [24]

    Les règles en matière de commerce international risquent également d’être impactées14 puisque la Cour exige de prendre en compte les émissions indirectes (ou induites), résultant de l’importation de biens, lesquelles formaient 70% de l’empreinte carbone de la Suisse en 2015 (§ 279 s).

    [25]

    L’arrêt vise par ailleurs non seulement les mesures datténuation du réchauffement, mais également celles dadaptation à celui-ci (§ 552 et 555) – on peut penser au droit du travail en cas de canicule (Wildhaber/Barth 2022, pp. 429 ss). Il peut également toucher d’autres mesures de droit privé (p. ex. les « feuilles de route » à élaborer par les entreprises et les branches en vertu de l’art. 5 LCl) ou des actes publics-privés (tels que les conventions avec les secteurs financiers visant à rendre les flux financiers compatibles avec les objectifs climatiques selon l’article 9 LCl).

    [26]

    Enfin, la Cour confirme sa jurisprudence sur le droit daccès aux documents officiels dans le domaine climatique (§ 539 et 554), avec pour conséquence de devoir possiblement étendre le champ d’application des législations cantonales et fédérales sur le sujet. La loi fédérale sur la transparence (LTrans)15 ne comprend ainsi dans son champ d’application ni le Conseil fédéral, ni la Banque nationale suisse (BNS), ni l’Autorité fédérale de surveillance des marchés financiers (FINMA). Or les documents importants de celles-ci en matière climatique, par exemple en rapport avec l’exigence de décarboner les flux financiers (art. 1 let. c LCl), devront être mis à la disposition du public.


    Alexandre Flückiger, Prof. à la Faculté de droit, Département de droit public, Université de Genève.


    Bibliographie


    1. 1 CourEDH, Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres c. Suisse, arrêt du 9 avril 2024.
    2. 2 Cf. les déclarations du Conseil national et du Conseil des Etats demandant de ne pas donner suite à cet arrêt (déclarations 24.054 et 24.053 des 12 resp. 5 juin 2024) ainsi que la motion 24.3513 déposée le 30 mai 2024 au Conseil des Etats et la motion 24.3503 du 29 mai 2024 déposée au Conseil national demandant de dénoncer la CEDH, la motion 24.3485 déposée le 27 mai 2024 au Conseil des Etats demandant de rappeler la CourEDH à sa mission première ou l'initiative parlementaire 24.429 déposée le 3 juin 2024 demandant de ne pas mettre en oeuvre automatiquement les arrêts de la CourEDH. V. ég. Conseil fédéral, Communiqué de presse du 28 août 2024, estimant que la Suisse satisfait aux exigences de l’arrêt en matière de politique climatique (https://www.admin.ch/gov/fr/accueil/documentation/communiques.msg-id-102244.html).
    3. 3 Loi fédérale du 30 septembre 2022 sur les objectifs en matière de protection du climat, sur l’innovation et sur le renforcement de la sécurité énergétique, LCl (RO 2023 655).
    4. 4 Loi fédérale du 23 décembre 2011 sur la réduction des émissions de CO2, loi sur le CO2 (RS 641.71).
    5. 5 CourEDH, Hatton et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 8 juillet 2003.
    6. 6 CourEDH, Animal Defenders International c. Royaume-Uni, arrêt du 22 avril 2013.
    7. 7 Dans ce sens : [KlimaSeniorinnen didn’t] « turn the PA [Paris Agreement] consensus upside down, establishing obligations of result and a regional judicial supervisory mechanism. » (Jahn 2024). Contra: « However, deriving not only such obligations of result but a judicial supervisory mechanism (paras. 550–554) from the meticulously negotiated and crafted ‹ terms › of the Paris Agreement tends to turn its ‹ bottom-up’ approach › on its head and is likely to go well beyond what a ‹ harmonious (…) interpretation › (para. 453) allows for. » (Reich 2024).
    8. 8 Sur la pratique actuelle, v. TF, arrêt 2C_196/2023 du 7 février 2024, c. 4.
    9. 9 Loi fédérale du 7 octobre 1983 sur la protection de l’environnement, loi sur la protection de l’environnement, LPE (RS 814.01).
    10. 10 Loi fédérale du 20 décembre 1968 sur la procédure administrative, PA (RS 172.021).
    11. 11 Cf. les art. 186 al. 2 Cst. (RS 101) et art. 61b LOGA (RS 172.010).
    12. 12 Sur les règles et méthodes de travail du Comité des Ministres relatives à la surveillance de l'exécution des arrêts, cf. https://www.coe.int/fr/web/execution/rules-and-working-methods.
    13. 13 Conseil fédéral, Communiqué de presse du 28 août 2024 (https://www.admin.ch/gov/fr/accueil/documentation/communiques.msg-id-102244.html).
    14. 14 Dans ce sens, v. Vidigal (2024) : « The Court is vague regarding the specific policies that must be adopted. One possibility is that Switzerland could adopt a similar, if not identical, measure to the EU’s CBAM, imposing a charge on imported products for their asserted carbon content. An alternative possibility would be to require imports with potentially high levels of embedded emissions to be credibly certified as produced with a lower carbon footprint. A more extreme possibility would be to prohibit certain imports entirely. »
    15. 15 Loi fédérale du 17 décembre 2004 sur le principe de la transparence dans l’administration, loi sur la transparence, LTrans (RS 152.3).
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