Microscopio DOI: 10.38023/db6b3958-16a6-47bc-966f-c94f9f3f83ef

Quand le Tribunal fédéral appelle à une meilleure légistique intercantonale

Commentaire de l’ATF 148 I 104 du 26 avril 2022

Eloi Jeannerat
Eloi Jeannerat

Citazione: Eloi Jeannerat, Quand le Tribunal fédéral appelle à une meilleure légistique intercantonale, LeGes 34 (2023) 1

Le Tribunal fédéral a constaté dans un ATF 148 I 104 que le droit intercantonal ne réglait pas valablement la question des voies de droit en cas de litige découlant des rapports de travail au sein de la Conférence des directrices et directeurs cantonaux de l’instruction publique (CDIP). Il a dès lors demandé aux cantons de combler cette « lacune » en adoptant des normes expresses à ce propos dans une convention intercantonale. Reposant sur une motivation sujette à discussion, cet appel n’était peut-être pas absolument nécessaire. Il met en revanche en lumière la nécessité de développer une véritable théorie de légistique intercantonale, pour laquelle plaide le présent article.


Indice

1. Introduction

[1]

Le Tribunal fédéral se prononce rarement sur des problématiques de légistique intercantonale. Aussi un rapide survol de la jurisprudence fédérale rendue ces trente dernières années peut-il laisser faussement croire que la collaboration entre cantons ne pose presque aucune difficulté sur ce plan. En réalité, l’autorité judiciaire suprême de la Confédération a déjà eu l’occasion de constater à plusieurs reprises que certaines réglementations intercantonales ne respectaient pas des principes légistiques élémentaires, comme le respect du droit supérieur ou le principe de la légalité (ATF 145 IV 10 et 138 I 435 ; aussi arrêt du TF 1A.183/1998 du 30 mars 1999, publié in SJ 1999 I 433 et Pra 1999 183 950). Tel a encore été le cas il y a juste une année. Dans un arrêt du 26 avril 2022, le Tribunal fédéral a tancé les cantons à propos de la manière dont ceux-ci avaient réglé le fonctionnement de la Conférence des directrices et directeurs cantonaux de l’instruction publique (ci-après: la CDIP).

[2]

L’arrêt précité, bien que destiné à la publication et donc considéré comme une décision de principe par le Tribunal fédéral, n’a pas été relayé dans les médias. Tout juste a-t-il fait l’objet de quelques commentaires par la doctrine. Depuis lors publié à l’ATF 148 I 104, il doit pourtant être connu par toute personne intéressée par les problématiques de légistique en Suisse. Le Tribunal fédéral ordonne en effet aux cantons de remédier à certaines insuffisances entachant la réglementation de la CDIP. Un tel appel est à prendre au sérieux, car le litige l’ayant provoqué, relativement banal, pourrait survenir dans le cadre d’autres collaborations intercantonales.

2. L’ATF 148 I 104: une affaire à connaître

2.1. Un litige de travail ordinaire…

[3]

En 2019, une agence spécialisée de la CDIP a demandé à l’un de ses ex-employés de lui rembourser une partie du soutien financier que l’institution lui avait octroyé en vue d’une formation continue terminée une année plus tôt. Le Comité de la CDIP – composé d’une douzaine de conseillers d’État provenant de cantons différents – a confirmé cette exigence en date du 3 septembre 2020, tout en précisant que sa décision pouvait faire l’objet d’un recours auprès du Tribunal administratif bernois.

[4]

Réticent à tout remboursement, l’ex-employé de la CDIP s’est alors retrouvé dans une situation kafkaïenne. Le Tribunal administratif bernois, auprès duquel il avait logiquement formé recours conformément à l’indication des voies de droit, a transmis le dossier à la Commission de recours CDIP/CDS (cf. www.rekurs-edk-gdk.ch). Spécialisée dans les affaires relevant de la reconnaissance des diplômes, cette autorité judiciaire intercantonale s’est néanmoins estimée, elle aussi, incompétente en la cause, si bien qu’elle a renvoyé le dossier à son expéditeur. Campant sur leurs positions, les deux autorités ont alors – chacune à son tour – formellement constaté leur incompétence, le Tribunal administratif bernois par arrêt du 16 février 2021 et la Commission de recours CDIP/CDS par décision du 20 octobre 2021.

[5]

Ne trouvant ainsi aucune autorité consentant à statuer sur son recours, l’ex-employé de la CDIP a recouru au Tribunal fédéral, en concluant à ce que celui-ci ordonne à la Commission de recours CDIP/CDS de se saisir de son cas ou qu’il lui indique, à tout le moins, l’instance de recours compétente en la cause.

2.2. ... mettant en lumière une « lacune » du droit intercantonal

[6]

Le Tribunal fédéral a bien dû constater l’évidence: la situation dans laquelle se trouvait le recourant – c’est-à-dire un assez rare « conflit négatif de compétences » (« negativer Kompetenzkonflikt ») – constituait un déni de justice violant son droit fondamental à voir sa cause jugée au fond par un tribunal, comme le garantit l’art. 29a Cst. (ATF 148 I 104 consid. 6.1).

[7]

Les juges fédéraux n’ont toutefois adressé aucun reproche à la Commission de recours CDIP/CDS (consid. 5.3), ni d’ailleurs au Tribunal administratif bernois (consid. 5.4). Le fait était qu’aucune convention intercantonale de rang parlementaire ne fixait les voies de recours ouvertes aux justiciables pour contester les décisions de la CDIP, notamment lors de conflits internes relevant de relations de travail (consid. 5.1 et 5.2), ce alors même qu’une telle question, comme toute règle fondamentale d’organisation judiciaire, devrait être normalement réglée dans une base légale formelle (« sich auf ein formelles Gesetz stützen » ; consid. 4.2). En effet, ni le Concordat sur la coordination scolaire du 29 octobre 1970 (Schulkonkordat), instituant formellement la CDIP (Recueil systématique des lois bernoises [RSB] 439.13-1), ni l’Accord intercantonal du 14 juin 2007 sur l’harmonisation de la scolarité obligatoire (concordat HarmoS ; RSB 439.60-1), censé remplacer le concordat précité, n’abordaient d’une quelconque manière la problématique de la protection juridictionnelle contre les décisions rendues au sein de l’organisation intercantonale. D’après le Tribunal fédéral, il existait donc une lacune (« Unzulänglichkeit ») au niveau du droit intercantonal régissant le fonctionnement de la CDIP.

[8]

Selon le Tribunal fédéral, la lacune de réglementation susmentionnée n’avait pas été valablement comblée par l’adoption du statut du personnel de la CDIP du 6 septembre 2012 (RS/CDIP 2.1.3 ; cf. art. 1), qui renvoyait en l’occurrence à la loi sur le personnel du canton de Berne (LPers/BE ; RSB 153.01 ; consid. 5.4.2). Il est certes possible qu’au moment d’édicter ce statut, le Comité de la CDIP soit parti de l’idée qu’il incomberait dorénavant au Tribunal administratif bernois de statuer sur les recours des employés de l’organisation, comme en atteste l’indication des voies de droit figurant à la fin de sa décision à la base du litige. Une telle attribution de compétence, opérée par simple renvoi au droit cantonal bernois, ne satisfaisait cependant pas, selon les juges fédéraux, aux exigences découlant du principe de la légalité. Premièrement, elle n’était pas prévue par une norme ayant été soumise à approbation parlementaire et à référendum et équivalant ainsi à une loi au sens formel. Secondement, le Comité de la CDIP avait adopté le statut du personnel, incluant le fameux renvoi au droit bernois, sans qu’aucune une base légale formelle ne l’y autorise, ce qui était contraire aux règles en matière de délégation législative sur le plan intercantonal codifiées à l’art. 48 al. 4 Cst. (consid. 5.4.2 et, aussi, 5.3.2).

[9]

Finalement, considérant qu’il lui appartenait de combler lui-même la lacune de réglementation constatée, à tout le moins à titre provisoire, le Tribunal fédéral a imposé au Tribunal administratif bernois d’entrer en matière sur le recours du recourant (consid. 6.2 in fine et 7). Selon les juges fédéraux, cette solution prétorienne ne doit toutefois valoir que de manière provisoire, comme règle transitoire (« unpräjudizielle Übergangsregelung »). Ils ont ainsi souligné dans leur arrêt qu’il incombait aux cantons de clarifier au plus vite la situation juridique et de remédier à la lacune de réglementation constatée (« Es ist zu betonen, dass es Sache der Konkordatskantone ist, den Rechtsschutz gegen Entscheide der EDK oder ihrer Agenturen verfassungskonform [...] auszugestalten und ein Gericht einzusetzen, das den Vorgaben von Art. 30 Abs. 1 BV gerecht wird [...] [und] den oben gezeigten Unzulänglichkeiten Abhilfe zu schaffen. » ; consid. 6.2 ab initio et 7).

3. L’ATF 148 I 104: une affaire à discuter

3.1. Le constat d’un droit intercantonal peu respectueux du droit fédéral

[10]

À vrai dire, ce n’est pas la première fois que le Tribunal fédéral constate qu’une convention intercantonale ne respecte pas les exigences de droit fédéral en matière d’organisation judiciaire. Il l’avait notamment déjà fait en 2012 à propos d’une convention qui prévoyait que les décisions rendues par une commission de recours intercantonale devaient être contestées devant un tribunal cantonal, tandis que d’autres décisions de cette même commission devaient l’être directement devant le Tribunal fédéral, ce qui était contraire à l’art. 86 al. 2 de la loi du 17 juin 2005 sur le Tribunal fédéral (RS 173.110 ; cf. arrêt 2C_392/2012 du 5 juin 2012). Il aura donc encore fallu attendre dix ans pour qu’il sanctionne une réglementation intercantonale totalement muette sur la question des voies de droit ouvertes contre les décisions rendues par une institution intercantonale. Notons qu’il s’agit pourtant là d’une caractéristique de nombreuses conventions créant une organisation intercantonale et ayant été conclues ou simplement négociées avant l’entrée en vigueur de la Réforme de la justice du 12 mars 2000 et de sa mise en œuvre subséquente au niveau fédéral (cf. notamment Fleiner/Ivanov 2007, 80–83).

[11]

Cette « lacune » de réglementation a en l’occurrence permis au Tribunal fédéral de rappeler quelques principes légistiques de base que les cantons doivent respecter lors de la mise en place d’une institution intercantonale de niveau national ou régional. Toutes les règles de fonctionnement de l’institution considérées comme importantes – comme l’organisation des voies de droit – doivent en principe se trouver dans un acte normatif équivalant à une loi au sens formel (cf. à titre de comparaison art. 164 al. 1 Cst.). Il s’agira généralement de la convention intercantonale qui crée l’institution en question, laquelle est en principe approuvée par les parlements et soumise à référendum. Par ailleurs, si cette convention confie à un organe intercantonal le soin d’adopter des normes de mise en oeuvre, elle doit en fixer par avance le contenu, du moins dans les grandes lignes (« die inhaltlichen Grundzüge der Bestimmungen festleg[en] » ; art. 48, al. 4, let. b Cst.). Un tel rappel n’était assurément pas inutile : il est très fréquent que des organes intercantonaux adoptent des normes importantes sans bénéficier d’aucune délégation législative de la part des cantons partenaires ou que ces derniers conçoivent des délégations législatives bien trop larges en leur faveur (cf., pour des exemples, Jeannerat 2018, 597 s. et 615 ss).

[12]

L’origine et les causes de ces inconstitutionnalités sont probablement diverses. On peut supposer que les politiciens et les spécialistes qui élaborent et mènent à bien des projets de collaboration intercantonale se préoccupent davantage de la manière dont ils vont faire accepter leur projet et son financement dans leur canton que des problèmes de légistique qu’il peut poser. Et une fois qu’un accord de principe est trouvé entre les collectivités appelées à collaborer, il peut sembler fastidieux de s’attarder sur de tels aspects légistiques, qui apparaissent comme secondaires. Enfin, il faut admettre qu’il n’est pas forcément facile de connaître les exigences que doivent respecter les projets et mécanismes de collaboration intercantonale d’un point de vue légistique, en particulier dans les petits cantons aux services juridiques peu dotés. Cette question ne fait encore l’objet d’aucune théorie générale par la doctrine juridique, qui néglige encore le sujet. Autrement dit, la légistique intercantonale demeure un thème « largement en friche » (Flückiger 2019, 122), quand bien même l’arrêt commenté pourrait laisser penser le contraire, en ne citant pas moins de sept contributions scientifiques différentes, toutes d’auteurs alémaniques cependant (cf. notamment ATF 148 I 104 consid. 5.4.2 et 6.2).

3.2. Un raisonnement inconséquent du Tribunal fédéral?

[13]

La doctrine, puisqu’on en parle, s’est un peu intéressée à l’arrêt commenté, qui aura donc eu pour mérite de contribuer au développement de la littérature juridique traitant – plus ou moins directement – de légistique intercantonale. De manière intéressante, les avis exprimés n’ont pas été univoques. Si un auteur a déclaré être convaincu par l’arrêt du Tribunal fédéral tant sous l’angle de sa méthode que de son résultat (Rütsche 2022, 320), d’autres ont relevé une certaine inconséquence dans le raisonnement des juges fédéraux (Stöckli/Vonlanthen 2022, 5).

[14]

Ces derniers auteurs reprochent en l’occurrence au Tribunal fédéral de n’avoir pas constaté l’inconstitutionnalité – et partant l’inapplicabilité – pure et simple du statut du personnel adopté par le Comité de la CDIP, y compris celle de la disposition prévoyant que l’institution rend une décision en cas de litige découlant des rapports de travail (cf. art. 8 al. 2 du statut du personnel de la CDIP). Ils rappellent avec raison que les questions les plus importantes du statut des fonctionnaires et des employés de l’Etat – comme toutes réglementations importantes – doivent être réglées par des normes valant bases légales formelles (voir notamment ATF 128 I 113 consid. 3f), ce qui n’était manifestement pas le cas en l’espèce. Comme l’avait relevé le Tribunal fédéral, le statut du personnel précité, adopté par le Comité de la CDIP, n’équivalait effectivement pas à une telle base légale et ne reposait sur aucune délégation législative fixant les grandes lignes de son contenu (cf. supra n. 8). Les auteurs en question regrettent ainsi que les juges ne se soient pas demandé si, en l’absence de tout statut du personnel de droit public valable (« mangels Schaffung bzw. Anwendbarerklärung eines [verfassungsmässigen] spezifischen öffentlichen Arbeitsrechts »), le recourant n’avait en réalité pas été simplement engagé sur la base d’un contrat de travail de droit privé et s’il n’aurait dès lors pas appartenu à la CDIP d’engager une action en paiement devant les tribunaux civils pour trancher le litige l’opposant à son ex-employé (Stöckli/Vonlanthen 2022, 5 s.). Cette solution ou « dritte Variante », dont on précise qu’elle avait pourtant été esquissée par l’un des auteurs cités dans l’arrêt (Mächler 2006, 464) et par une partie de la doctrine romande (cf. Mahon/Jeannerat 2021, art. 342 n. 8 ; aussi Jeannerat 2018, 593, no 965), est étonnamment passée sous silence par la juridiction fédérale suprême, dont l’arrêt présente donc une « lacune » de motivation, à tout le moins selon Stöckli et Vonlanthen.

[15]

À y regarder de plus près, l’ATF 148 I 104 souffre peut-être d’une autre inconséquence encore. Rappelons qu’après avoir conclu qu’aucune norme intercantonale ne réglait valablement la question des voies de droit contre les décisions de la CDIP, les juges fédéraux ont finalement désigné le Tribunal administratif bernois comme autorité transitoirement compétente pour statuer sur la cause du recourant (ATF 148 I 104 consid. 6.2). Or, ils ont justifié leur choix en expliquant, en substance, que de nombreuses raisons plaidaient en faveur d’une application – provisoire – de l’art. 74 al. 1 de la loi bernoise du 23 mai 1989 sur la procédure et la juridiction administratives (LPJA/BE ; RSB 155.21), lequel prévoit en effet que le Tribunal administratif doit se saisir des recours dirigés contre les décisions fondées – comme en l’espèce – sur le droit public (ibidem). Parmi ces raisons, les juges fédéraux ont d’abord cité le renvoi à la LPers/BE opéré par le statut du personnel de la CDIP, ainsi que le fait que cette organisation a son siège à Berne (« was ebenfalls für die Anwendung des bernischen [Verfahrens]rechts und die Zuständigkeit des Verwaltungsgerichts spricht »). Ils ont enfin relevé l’existence d’une opinion doctrinale selon laquelle le tribunal cantonal du siège d’une institution intercantonale devait en principe se saisir des recours dirigés contre les décisions rendues par cette dernière, lorsque cette tâche n’était pas attribuée à un organe juridictionnel intercantonal répondant aux exigences de l’art. 86 al. 2 LTF (ibidem).

[16]

On peut ainsi se demander si le « conflit négatif de compétence » constaté dans l’arrêt attaqué existe réellement. Si l’on applique de manière conséquente l’argumentation du Tribunal fédéral, le Tribunal administratif bernois aurait très bien pu considérer que le recours de l’ex-employé de la CDIP était de son ressort en appliquant simplement la LPJA/BE. Nous irons même plus loin et soutiendrons qu’il aurait dû accepter sa compétence s’il avait interprété la procédure administrative bernoise de manière conforme à la Constitution fédérale et au droit au juge garanti par l’art. 29a Cst., au lieu d’essayer de transmettre le dossier à une autorité intercantonale de recours manifestement incompétente pour ce type de cause. Peu importe qu’aucune base légale de niveau intercantonal ne l’autorisait expressément à statuer en l’affaire. Les organes intercantonaux ne sont pas supérieurs par principe aux autorités cantonales, comme le seraient les autorités fédérales ; ils se situent généralement au même niveau hiérarchique, comme semble l’admettre le Tribunal fédéral dans l’arrêt commenté (cf. ATF 148 I 104 consid. 3.2). Les organes intercantonaux ne font en fin de compte qu’exercer des tâches ou compétences cantonales pour le compte des cantons, ce en application de règles de droit de nature cantonale unifiées par convention (cf. arrêt de la Cour constitutionnelle jurassienne du 28 mars 2006 consid. 13, in RJJ 2006, 342 ; Häfelin 1969, 654 ; Abderhalden 1999, 67 ; Jeannerat 2018, 610).

3.3. La nécessité de développer des règles de légistique intercantonale

[17]

Dès lors que le Tribunal administratif bernois aurait très bien pu se déclarer compétent en application du droit cantonal bernois, on ne voit pas que les cantons devraient nécessairement adopter de nouvelles règles concordataires, complétant le concordat sur la coordination scolaire et/ou le concordat HarmoS, afin d’organiser explicitement les voies de droit contre les décisions rendues par les organes de la CDIP. Il s’agirait en tout cas d’une procédure lourde et compliquée pour soumettre expressément cette institution à la juridiction du Tribunal administratif bernois. On pourrait en réalité se satisfaire d’une révision légale du droit bernois clarifiant la compétence du Tribunal administratif bernois, voire d’une simple modification de pratique de la part de cette juridiction cantonale (cf. arrêt du TF 6B_961/2019 du 14 février 2020 consid. 4.5). La conclusion de nouvelles normes intercantonales entre les vingt-six cantons s’imposerait uniquement dans l’hypothèse où l’on entendrait confier davantage de tâches à la Commission de recours CDIP/CDS, voire créer une sorte de « tribunal administratif intercantonal » comme l’a déjà suggéré un auteur (Rütsche 2021], 358).

[18]

En fin de compte, l’ATF 148 I 104 met parfaitement en lumière la nécessité de développer une vraie théorie de légistique et de définition du droit applicable dans un contexte intercantonal. Une telle théorie permettrait aux cantons de mieux connaître les principes juridiques à respecter et les possibilités s’offrant à eux lors de l’élaboration de leurs conventions intercantonales et, pourquoi pas, de jeter les bases d’une convention-cadre réglant certains principes généraux, comme le préconisent certains auteurs (Stöckli/Vonlanthen 2022, 6). Une fois codifiée, elle aurait également pour avantage d’orienter les autorités d’application et les tribunaux, qui procèdent pour l’heure souvent par tâtonnement lorsqu’ils sont appelés à se prononcer sur des problématiques de légistique intercantonale ou lorsqu’ils doivent définir le droit applicable dans un contexte intercantonal (cf. p. ex. arrêt du TF 6B_580/2021 du 22 septembre 2021 consid. 3).

[19]

Le développement d’une véritable théorie de légistique intercantonale, codifiée par exemple sous la forme d’un guide, permettrait de répondre à certains enjeux de taille. Il convient d’éviter que des tribunaux annulent purement et simplement des conventions ou les déclarent inapplicables, en entier ou en partie, simplement parce que leurs auteurs ne disposaient d’aucun outil les renseignant sur la manière de les rédiger. Il s’agit par ailleurs d’orienter parallèlement ces mêmes autorités judiciaires sur les contingences pratiques et les particularités de la légistique intercantonale afin qu’ils n’adoptent pas des jurisprudences propres à compliquer à l’excès la collaboration entre cantons et le fonctionnement des institutions et organisations intercantonales (cf. pour un exemple Jeannerat 2018, 574 ss).

3.4. Les problèmes légistiques indirectement posés par l’ATF 148 I 104

[20]

Le statut de travail des employés de la CDIP – qui est au centre de l’arrêt commenté et auquel les cantons devront a priori fournir une nouvelle base légale à en suivre le Tribunal fédéral – illustre du reste à merveille la nécessité de développer une théorie de légistique intercantonale. Elle soulève à elle seule de nombreuses questions épineuses, que l’on pourrait esquisser de la manière suivante :

[21]

– Il est incontestable qu’en l’état, le renvoi au droit du personnel bernois adopté par le Comité de la CDIP n’est pas contenu dans une base légale formelle. Mais doit-on forcément le considérer comme anticonstitutionnel, ainsi que semble le retenir le Tribunal fédéral, et conclure qu’il ne revêt aucun effet, comme le soutiennent certains auteurs évoqués précédemment (cf. supra n. 14) ? Ne serait-il pas possible de soutenir qu’un tel renvoi correspond à une pratique constante, quasiment coutumière sur le plan intercantonal (voir à cet égard CIIP 2011, 13 ; aussi Zehnder 2007, 311), susceptible de pallier l’absence de base légale formelle, à tout le moins dans l’hypothèse où une disposition conventionnelle devait charger le Comité de la CDIP de régler le statut du personnel de l’organisation (cf. notamment ATF 143 I 227 consid. 4.3.3 ; ATF 130 I 113 ; ATF 125 I 173 consid. 9e) ? Il s’agit d’une piste à explorer.

[22]

– Ensuite, dans l’hypothèse où l’on estimerait qu’un éventuel renvoi (dynamique) au droit du personnel bernois doit être directement prévu ou, du moins, expressément envisagé dans une convention approuvée par tous les parlements cantonaux pour être valable, il conviendrait de s’interroger sur la nature juridique réelle d’un tel procédé. S’agirait-il alors d’une délégation législative opérée en faveur du législateur bernois, étant entendu que, dans un tel cas, le renvoi devrait satisfaire aux règles strictes régissant la délégation législative au niveau intercantonal (cf. supra n. 11) ? Cela exclurait qu’il puisse être formulé comme un « blanc-seing », dès lors qu’il devrait au contraire être encadré et ne pourrait concerner que des points secondaires du statut du personnel de la CDIP. Ou s’agirait-il plutôt d’une norme de rattachement (Anknüpfungsnorm), similaire à celles connues en droit international privé (cf. art. 121 LDIP ; RS 291), déclarant tout simplement le droit bernois applicable à un rapport de travail avec lequel le canton de Berne entretient en fin de compte un lien de rattachement territorial étroit (cf. Jeannerat 2021, art. 48 n. 59–64 ; aussi ATF 122 I 85 3b/cc)? Une telle distinction, pourtant fondamentale, est pour l’heure encore largement négligée par la doctrine.

[23]

– Enfin, dans le cas où l’on estimerait qu’un renvoi général au droit du personnel bernois n’est pas possible ou du moins qu’il soulève des doutes sur le plan constitutionnel (« verfassungsrechtliche Bedenken » ; cf. Zehnder 2007, 321 s.), il conviendrait de se demander – de manière quelque peu avant-gardiste et audacieuse – si les cantons ne pourraient pas confier à la conférence plénière de la CDIP, composée de vingt-six ministres et conseillers d’État cantonaux, le soin d’adopter une grande partie du statut du personnel de la CDIP. Il existe en effet quelques arguments permettant de prétendre qu’il s’agirait là d’une base légale équivalant à une loi formelle, comme le Tribunal fédéral l’a déjà reconnu pour des règlements intercommunaux édictés par des assemblées de syndicats de communes à la légitimité démocratique bien moindre (cf. arrêt du TF 2C_116/2011 du 29 août 2011 consid. 7.2.1 ; plus en détail sur la question Jeannerat 2021, art. 48 n. 56–58).

4. Conclusion

[24]

L’appel lancé aux cantons par le Tribunal fédéral de compléter le droit intercantonal afin d’y régler expressément la question des voies de droit contre les décisions rendues par la CDIP n’était, à notre sens, pas strictement nécessaire sous l’angle du principe de la légalité. Nous l’interprétons davantage comme une invitation faite aux collectivités intéressées à réfléchir sur la manière dont elles entendent aménager leurs réglementations communes lorsqu’elles décident d’exécuter et exercer ensemble certaines tâches et compétences. En tout cas, avant de se lancer dans un processus de révision des conventions réglant le fonctionnement de la CDIP, les cantons seraient bien inspirés de remédier avant tout aux insuffisances de la légistique intercantonale en général. Ce faisant, ils intégreront l’ensemble des sensibilités, des pratiques et des courants de penser existant en Suisse, contrairement au Tribunal fédéral, qui ne cite étonnamment que des auteurs alémaniques dans son ATF 148 I 104 et qui semble avoir négligé la littérature latine pour la résolution de cette affaire.


Eloi Jeannerat, Docteur en droit et titulaire du brevet d'avocat, Greffier à la IIe Cour de droit public du Tribunal fédéral et juge suppléant au Tribunal cantonal jurassien.

Le présent article reflète l'opinion de l'auteur et non forcément celle des autorités précitées.


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