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Le législateur savait qu’il devrait probablement lutter un jour en urgence contre une pandémie soudaine d’une ampleur inédite sans remède scientifique connu. Il l’avait même prévu, mais avait explicitement renoncé à codifier les mesures à prendre dans une telle hypothèse. L’ironie de l’histoire est que la prise de conscience du législateur remonte à l’apparition d’un premier coronavirus en 2003. On lit en effet dans le message du Conseil fédéral du 3 décembre 2010 concernant la révision de la loi fédérale sur les épidémies que « [l]a nécessité de réviser la loi fédérale sur les épidémies est devenue de plus en plus flagrante […] La menace pour la santé publique qu’a constituée en 2003 l’apparition du SRAS a nettement révélé les lacunes de la loi en vigueur lorsqu’il s’agit de combattre, en situation d’urgence épidémiologique, des maladies émergentes dont la vitesse de propagation est très rapide »1. L’OMS a rappelé l’existence de ce risque, de manière prémonitoire, en annonçant en septembre 2019 que le monde n’était pas préparé à une pandémie de pathogènes respiratoires virulents à évolution rapide et qu’il importait dès lors de se « préparer pour le pire »2.
S’est-on préparé pour le pire ? La loi fédérale sur les épidémies (LEp), entrée en vigueur en 20163, avait bel et bien prévu une telle hypothèse, mais en se limitant à poser un cadre formel très minimal. Elle a renoncé délibérément à définir des mesures sur le fond, car tant les dangers, les risques, les dommages que les mesures concrètes pour les prévenir et les combattre étaient parfaitement imprévisibles quant à leurs caractéristiques. C’est ainsi à dessein que les Chambres fédérales ont laissé dans la loi une lacune béante en cas de « pandémie obéissant au scénario du pire (grippe espagnole de 1918) » qui figurerait une « menace de portée nationale (menace pour la sécurité extérieure et la sécurité intérieure) »4. Selon le législateur, s’agissant des maladies transmissibles, « rien ne permet d’exclure que ne surviennent à l’avenir des menaces aiguës pour la santé publique qui ne font l’objet d’aucune réglementation spécifique dans la loi. »5 L’avenir lui a donné raison.
Le parlement a décidé que, le jour où une telle « situation extraordinaire » devait survenir, il se dessaisirait de sa compétence de légiférer sur le fond. Dans cette hypothèse, il a d’avance confié la compétence au Conseil fédéral d’« ordonner les mesures nécessaires pour tout ou partie du pays » « [s]i une situation extraordinaire l’exige » (art. 7 LEp), laissant au Conseil fédéral la liberté d’agir par ordonnances de nécessité comme la Constitution et la loi l’y autorisent « en vue de parer à des troubles existants ou imminents menaçant gravement l’ordre public, la sécurité extérieure ou la sécurité intérieure » (art. 185 al. 3 Cst. ; art. 7d LOGA6). Le parlement se donnera alors six mois pour reprendre la main, car les ordonnances du Conseil fédéral deviendront en principe caduques passé ce délai (art. 7d al. 2 et 3 LOGA).
Une base légale aussi ténue était-elle évitable ? Toutes les mesures prises depuis le début de la crise en mars 2020 faisaient pourtant partie de la trousse à outils des épidémiologues. Mais elles y étaient à titre potentiel, car elles n’avaient jamais été testées dans des Etats de droit démocratiques, ni déployées avec une telle ampleur et intensité. Le législateur aurait pu, théoriquement, les codifier lors de la révision récente de sa loi sur les épidémies ; mais nul besoin d’une réflexion approfondie pour montrer qu’un tel exercice, purement abstrait, aurait buté sur au moins trois écueils : l’existence d’un danger diffus aux caractéristiques concrètes inconnues, une atteinte singulière aux libertés et un savoir incertain quant à leurs effets.
Dès lors, comment légiférer sans arbitraire et de manière proportionnée dans un tel contexte ?7 L’exemple du Covid-19 préfigure bien toute situation dans laquelle le danger est diffus, c’est-à-dire lorsque l’on ignore ses caractéristiques concrètes, les dommages qu’il pourrait causer, le risque pour les personnes qui y seraient exposées, son évolution, sa prévention et son traitement. La question peut être étendue à de nombreux autres domaines analogues, qu’il s’agisse de l’évolution du climat, de la cybersécurité, des rayonnements électromagnétiques provenant des antennes 5G ou de la manipulation génétique.
La réponse n’est pas aisée, car elle contraint la société à déterminer le niveau de risque qu’elle est collectivement prête à prendre à un instant donné : faut-il par précaution prendre des mesures fortes visant un risque zéro nonobstant leurs effets collatéraux éventuels sur d’autres plans, ou est-on prêt à expérimenter différentes mesures plus ou moins risquées, y compris l’inaction, en assumant les dommages susceptibles de survenir après une pesée d’intérêts ? La décision revient aux autorités politiques et judiciaires. La loi est un très bon outil à cet effet lorsque le danger est clairement identifié et le risque prévisible, car elle peut être très précise quant aux mesures à prendre. Dans le cas contraire, la loi est moins pertinente, car elle ne peut être qu’inévitablement imprécise sur le contenu concret du régime juridique : le principe de légalité n’est ici d’aucun secours et doit alors être complété par la garantie de règles procédurales découlant du principe de proportionnalité, en particulier le principe de rétroaction exigeant une adaptation constante de la loi au fur et à mesure de l’observation de ses impacts.
2.1. Légiférer sur la base de faits pertinents et suffisamment établis (« evidence-based lawmaking »)
Par fondation « empirique » de la loi, on entend une loi qui s’appuie également sur l’expérience et l’observation en plus de ses traditionnelles fondations morales, éthiques et juridiques. En anglais, on entend plus souvent l’expression d’« evidence-based lawmaking », que l’on traduira par « légiférer sur la base de faits pertinents et suffisamment établis », car la notion de « preuve » (« evidence ») doit être entendue plus largement dans le contexte législatif8.
L’exigence d’ancrer la loi dans les faits est ancienne. Dès le XVIIe siècle (au moins), les auteurs ont demandé de légiférer en tenant compte des données de fait, d’analyses statistiques, de données économiques et sociologiques, d’expertises médicales etc.9
En pratique cependant le tableau est plus contrasté. Les législateurs agissent le plus souvent sans « evidence »10, ce qui contrevient potentiellement à plusieurs principes constitutionnels.
Le premier de ces principes est l’interdiction de l’arbitraire (art. 9 et 43a al. 5 Cst.), qui est un principe de rationalité. Il exige de la part du législateur une action rationnelle, raisonnable et cohérente. La loi doit être fondée sur des motifs sérieux et objectifs et ne doit pas aller « à rebours du bon sens » comme l’a si joliment jugé le Tribunal fédéral11. Elle doit donc clairement reposer sur des fondements empiriques. L’interdiction de l’arbitraire est indirectement liée au principe suivant, celui de l’efficacité : si la norme est dépourvue de but ou de sens, il devient très difficile de lui obéir. Une excellente illustration est offerte par le port du masque comme instrument de prévention de la pandémie de Covid : pour convaincre la population de se masquer, il est préférable d’avoir un fondement objectif et rationnel sur les effets bénéfiques et concrets de son port. Imposer le respect d’une loi rationnelle est une tâche déjà suffisamment difficile pour ne pas avoir besoin d’imaginer ce qu’il adviendrait si la loi était irrationnelle !
L’exigence d’efficacité, qui est incluse à titre de premier élément dans le principe de proportionnalité (art. 5 al. 2 et 36 al. 3 Cst.) et que l’on retrouve de manière plus large s’agissant de son évaluation (art. 170 Cst.), nécessite une base empirique et objective. Déterminer si une mesure est efficace revient en effet à savoir si elle est apte à atteindre son objectif. Or une telle démonstration ne peut reposer que sur un fondement empirique. Ainsi, obliger directement ou indirectement la population à se faire vacciner n’a de sens que si le vaccin est, au minimum, efficace. Pour savoir si tel est bien le cas, les législateurs doivent nécessairement se reposer sur un savoir produit par les scientifiques.
Il en va de même pour l’égalité de traitement (art. 8 Cst.) qui exige fréquemment de recueillir des données de fait, notamment sur l’impact de la loi dans la société lorsqu’il s’agit par exemple de débusquer les inégalités qui ne sont pas décelables à la seule lecture du texte de loi, par exemple pour mesurer dans les faits l’égalité des salaires entre femmes et hommes ou lorsqu’il s’agit de déterminer s’il y a une discrimination indirecte : il est alors indispensable que les juges ou les législateurs disposent de données empiriques, statistiques, économiques ou sociologiques pour trancher si l’égalité est respectée ou non12.
Ces principes vont être répétés et précisés dans de multiples lois. La législation en matière d’épidémies fournit quelques exemples caractéristiques : les objectifs et stratégies visant à détecter, à surveiller, à prévenir et à combattre les maladies transmissibles doivent tenir compte de l’état actuel de la science (art. 4 al. 2 let. c LEp) ; les recommandations sur les mesures visant à lutter contre les maladies transmissibles sont à adapter régulièrement à l’état de la science (art. 9 al. 3 LEp) ; les mesures ordonnées doivent être nécessaires et raisonnables (art. 30 al. 2 LEp) ; le Conseil fédéral doit s’appuyer sur les principes de subsidiarité, d’efficacité et de proportionnalité (art. 1 al. 2bis LCOVID-19).
Afin d’assurer la mise en œuvre des principes précédents, les autorités ont instauré de multiples institutions chargées d’aider le législateur dans sa tâche de récolte des données de fait. Légiférer sur la base de faits pertinents et suffisamment établis exige en effet d’instaurer un cadre institutionnel approprié pour conseiller utilement le législateur tout en laissant ce dernier libre de décider en dernier ressort. Si le savant conseille, le politique décide comme l’énonçait Max Weber il y a un siècle déjà13. Un tel rôle recommandationnel ne signifie cependant pas que les autorités auraient tout loisir de s’écarter de l’expertise scientifique. Elles en sont par exemple empêchées lorsque le législateur en formalise l’effet juridique dans des clauses d’impérativité telles qu’une clause imposant de « tenir compte de l’état actuel de la science ». Il découle de ce type de clause une obligation adressée aux autorités de motiver toute solution contraire en cas de non-respect de la recommandation14.
S’agissant de la lutte contre la pandémie de Covid-19, de multiples institutions produisant un savoir scientifique peuvent ou doivent être consultées par les autorités chargées de légiférer. La « Swiss National COVID-19 Science Task Force »15, selon son intitulé officiellement anglais, a été spécialement constituée pour incarner la conscience scientifique du législateur d’urgence, nonobstant l’existence d’une Commission fédérale pour la préparation et la gestion en cas de pandémie (CFP). Afin d’examiner dans quelle mesure la législation anti-pandémique a effectivement reposé sur des données scientifiques, le contrôle parlementaire de l’administration (CPA) a été chargé par la Commission de gestion (CDG) d’évaluer l’utilisation des connaissances scientifiques par l’Office fédéral de la santé publique (OFSP)16. Plus généralement, les Chambres fédérales s’attellent à tirer les leçons de cette crise en réfléchissant à différents modèles d’expertise scientifique pour légiférer sur la base de faits pertinents et suffisamment établis dans le futur, par exemple en instaurant une plateforme permanente d’expertise scientifique17.
On mentionnera enfin les instruments aidant le législateur à fonder ses règles sur des bases empiriques. Il s’agit essentiellement de l’évaluation de la mise en œuvre (évaluation rétrospective), laquelle peut être également prospective (analyse d’impact de la réglementation), des instruments que l’on regroupe sous l’étiquette de légistique matérielle18.
En pratique, l’évaluation ex post n’est pas seulement utile à titre rétrospectif. Elle présente également un grand intérêt prospectif, en ce qu’elle permet de récolter des données de fait sur l’impact des textes en vigueur en vue de leur révision. C’est pourquoi les dernières tendances consistent à promouvoir l’évaluation des effets des lois en vigueur comme préalable à l’analyse d’impact des projets de loi19, sauf bien sûr dans l’hypothèse des domaines entièrement nouveaux où l’absence de précédents constitue un obstacle dirimant. Couplé à l’urgence, ce dernier point explique pourquoi la réglementation d’urgence en matière de Covid-19 n’a pas été précédée d’analyses d’impact de la réglementation en bonne et due forme. En revanche, l’évaluation rétrospective des mesures prises depuis le début de la crise présente un immense intérêt prospectif pour codifier dans le futur les mesures à prendre en cas de nouvelle pandémie aux caractéristiques inconnues.
L’OCDE recommande de « tenir un système de gestion de la réglementation, avec notamment une analyse d’impact ex ante et une évaluation ex post comme instruments essentiels d’une prise de décision fondée sur des observations factuelles » ; l’analyse d’impact de la réglementation, plus particulièrement, devrait reposer sur des « mécanismes de contrôle de la qualité pour la collecte et l’utilisation des données »20.
En droit suisse, alors que l’article 170 Cst. fonde la base constitutionnelle de l’analyse d’impact tant prospective que rétrospective sur le plan fédéral, la situation cantonale est plus bigarrée21. La procédure de consultation des cantons, des partis politiques et des milieux intéressés sur les projets d’actes législatifs importants (art. 147 Cst.) contribue également dans une certaine mesure à fonder la loi sur des données empiriques récoltées de manière participative sur le terrain22. La loi et l’ordonnance contiennent par ailleurs moult clauses d’évaluation23, à l’instar de celle contenue dans la loi sur les épidémies selon laquelle le Conseil fédéral doit examiner périodiquement l’efficacité, l’adéquation et l’économicité des mesures prises (art. 81 LEp).
Les principes généraux d’une législation empiriquement fondée étant posés, il reste à savoir comment les appliquer dans un contexte imprévisible exposé à des risques diffus, à l’exemple d’une crise sanitaire inédite.
Voyons tout d’abord comment légiférer par beau temps, c’est-à-dire lorsque le futur est certain, prévisible et reproductible, les dangers identifiés, les risques estimables, les dommages calculables et les opinions scientifiques unanimes. Dans un tel contexte, le principe de la légalité (art. 5 al. 1 Cst.) exige de rédiger les règles de manière d’autant plus précise que les atteintes aux droits fondamentaux sont importantes24. Celui de la proportionnalité demande pour sa part que la mesure législative soit en premier lieu efficace – c’est-à-dire, selon la terminologie du Tribunal fédéral, « apte » à atteindre le but visé – puis la moins incisive parmi toutes les mesures efficaces – c’est-à-dire « nécessaire » – et, enfin, dans un rapport raisonnable avec le but visé – c’est-à-dire « proportionnée » à proprement parler25.
Par gros temps, les choses se gâtent. La crise du Covid est édifiante en ce sens qu’elle accumule les incertitudes tant sur la situation de fait (une épidémie d’une ampleur séculaire aux caractéristiques inédites), sur les pronostics d’évolution (combien de vagues ? Au moins cinq, on en est désormais sûr, mais la cinquième n’est probablement pas la dernière) que sur les effets des mesures de prévention et de traitement (le vaccin actuel tiendra-t-il ou les hôpitaux admettront-ils dans quelques mois autant de personnes vaccinées que de non vaccinées aux soins intensifs en raison d’un nouveau variant ?).
Le Tribunal fédéral accepte dans ce cas que la base légale soit moins claire, mais demande de compenser cette imprécision par un fondement sur l’état des connaissances scientifiques actuelles (ch. 3.2) et un examen « plus strict » de la proportionnalité (ch. 3.3)26.
Le Tribunal fédéral exige en premier lieu de compenser l’impossibilité de prévoir une base légale claire et précise pour des mesures efficaces et pertinentes pour résoudre le problème par l’exigence de « tenir compte » de l’état des connaissances du moment. Le fait que cet état des connaissances sera généralement incomplet, controversé et très évolutif a pour conséquence de laisser aux autorités une marge de manœuvre d’autant plus grande par rapport aux recommandations scientifiques. En effet, plus le monde scientifique est divisé, plus le monde politique et juridique est libre de décider librement sans arbitraire ; en revanche, plus il est unanime, plus le législateur est lié dans son exigence de motivation des solutions contraires. Le Tribunal fédéral l’a rappelé à propos des mesures préventives et protectives dans les termes suivants en rapport avec l’arrivée de nouvelles maladies infectieuses :
« [T]oute mesure de protection ou de prévention comporte une certaine incertitude quant à ses effets concrets futurs [...] En particulier, l’arrivée de nouvelles maladies infectieuses a pour corollaire une grande insécurité quant au choix des mesures adéquates. Cela signifie que ces mesures ne peuvent pas être prévues par le législateur, mais doivent être prises en tenant compte de l’état des connaissances du moment, généralement incomplet, ce qui laisse également une certaine marge de manœuvre aux autorités. »27
3.3.1. Le principe de précaution : un assouplissement des preuves de l’efficacité en contexte d’incertitude
Le Tribunal fédéral demande d’examiner plus strictement la proportionnalité (« strenger prüfen ») pour compenser la diminution de la clarté normative de la loi dans un contexte d’imprévisibilité marquée :
« Bei unbestimmten Normen kommt dafür dem Verhältnismässigkeitsprinzip besondere Bedeutung zu: Wo die Unbestimmtheit von Rechtssätzen zu einem Verlust an Rechtssicherheit führt, muss die Verhältnismässigkeit umso strenger geprüft werden […] Diese gesetzliche Unbestimmtheit ist durch das Verhältnismässigkeitsprinzip zu kompensieren. »28
La formule est en réalité plus compliquée à comprendre qu’il n’y paraît. Que signifie en effet un « examen plus strict » de la proportionnalité en situation d’incertitude ? Que la mesure doit être plus efficace ? C’est-à-dire qu’il importerait de prévenir encore plus le nombre de décès en application du principe de précaution et être donc plus sévère – ou, si l’efficacité n’est pas prouvée, renoncer à toute mesure pour défaut d’aptitude prouvée ? Donc être en fin de compte moins sévère ? Que les exigences de preuve de l’efficacité devraient être plus strictes ? Que la mesure devrait être encore moins incisive et encore plus raisonnable, c’est-à-dire être donc moins sévère en fin de compte ? Que le Tribunal fédéral serait autorisé à l’examiner pleinement, c’est-à-dire sans aucune retenue, se substituant alors au législateur dans son examen ?
En réalité non. La formule est trompeuse, car le Tribunal est moins strict, en situation d’incertitude, quant aux exigences de preuve de l’efficacité : il n’y a pas besoin d’attendre un consensus scientifique pour prendre des mesures préventives lorsque les risques potentiels sont importants ; il suffit que l’efficacité soit plausible. C’est le fameux principe de précaution, bien connu en droit de l’environnement (ou eng gefasstes Vorsorgeprinzip – la terminologie juridique suisse alémanique ne distinguant littéralement pas la prévention de la précaution, contrairement au français)29. En cas de risques potentiellement importants, la mesure devient donc « apte » – conformément au premier critère du principe de proportionnalité – même si elle n’est pas totalement démontrée scientifiquement. Seul un seuil minimum de vraisemblance de l’efficacité doit exister30. Dans son arrêt du 8 juillet 2021 reconnaissant la constitutionnalité des mesures schwyzoises de limitation des manifestations de plus de dix ou trente personnes, le Tribunal fédéral l’a clairement reconnu :
« [W]enn es um möglicherweise gewichtige Risiken geht, können Abwehrmassnahmen nicht erst dann getroffen werden, wenn wissenschaftliche Klarheit vorliegt, sondern bereits dann, wenn eine erhebliche Plausibilität besteht. »31
Il est ainsi admissible d’imposer le port du masque facial, même dans la phase initiale de la pandémie pendant laquelle cette mesure suscitait une controverse scientifique, car les risques sont en l’espèce majeurs.
3.3.2. Le défaut de proportionnalité des mesures visant un risque zéro : pour une prise de risque contrôlée
Les mesures n’ont toutefois pas à viser le risque zéro en droit suisse ; le risque doit être « acceptable », a jugé le Tribunal fédéral. Nulle nécessité de porter ceinture et bretelles pour être définitivement certain de ne jamais tomber le pantalon. Les mesures doivent rester raisonnables et considérer les effets sociaux et économiques sur la base de l’état actuel des connaissances scientifiques. La haute Cour l’a jugé le 8 juillet 2021 dans un arrêt où elle a admis la constitutionnalité de l’obligation du port du masque dans les commerces fribourgeois :
« [M]ême s’il existe un devoir de protection de l’Etat contre les dangers pour la santé, les mesures que celui-ci peut adopter en vue d’éviter la transmission de maladies doivent demeurer raisonnables. Un risque zéro ne saurait être attendu, même s’il s’agit d’éviter des dangers hautement préjudiciables pour la population. Il faut viser un risque acceptable en procédant à la pondération de l’ensemble des intérêts concernés. En principe, plus le risque est important et plus les mesures permettant de le réduire seront justifiées. »32
« [L]es conséquences sociétales et économiques des mesures doivent aussi être considérées. […] Il faut également mettre en balance les conséquences négatives de la maladie avec celles des mesures ordonnées en se fondant sur l’état actuel des connaissances. »33
En d’autres termes, le remède n’a pas besoin d’être un remède de cheval et, dans tous les cas, ne devrait pas être pire que le mal.
Une prise de risque contrôlée est donc admissible en droit suisse si elle respecte les trois conditions suivantes : 1) si elle ne dépasse pas le niveau de « risque acceptable » ; 2) si elle est contrôlée par une obligation d’observation et d’évaluation et 3) si elle prévoit des mesures susceptibles d’en contrer efficacement les effets indésirables dans l’hypothèse où le risque devait se réaliser, par des mesures suspensives, correctrices, réparatrices ou compensatoires.
Le Tribunal fédéral est très clair : tous les risques hypothétiques ne sont pas inacceptables. En particulier, certains d’entre eux peuvent être acceptés si des mesures sont envisageables pour limiter efficacement les dangers s’ils devaient un jour se matérialiser :
« In solchen Situationen der Ungewissheit bedeutet das Vorsorgeprinzip, dass den Unsicherheiten mit einer Sicherheitsmarge Rechnung zu tragen ist [...]. Dies kann indessen nicht bedeuten, dass alle hypothetischen Risiken unzulässig sind. Gewisse Risiken können namentlich dann in Kauf genommen werden, wenn Massnahmen möglich sind, welche die Gefährdungen, sollten sie sich dereinst realisieren, wirksam begrenzen können. »34
Cette jurisprudence laisse ainsi à la Suisse une certaine latitude l’autorisant à expérimenter des mesures potentiellement plus risquées dans le respect du cadre fixé. L’autorisation de la pratique du ski en hiver 2020–2021 en Suisse, en opposition frontale avec l’interdiction observée dans les autres pays de l’arc alpin, a démontré rétrospectivement l’intérêt expérimental d’une telle jurisprudence.
La question qui en découle est la suivante : comment définir et déterminer le niveau de risque acceptable ? Le risque acceptable peut être défini comme le degré de probabilité admissible de l’occurrence d’un dommage en fonction de l’exposition au danger ; en l’espèce le nombre admissible de malades graves et de morts causés par la pandémie de Covid-19. Plus le risque est grand, plus il est probable que des mesures de réduction de celui-ci soient justifiées. Un risque de maladie considéré comme socialement acceptable peut devenir inacceptable et nécessiter des mesures épidémiologiques s’il dépasse cette mesure.
« Je grösser das Risiko ist, desto eher sind risikoreduzierende Massnahmen gerechtfertigt bzw. geboten. Ein Krankheitsrisiko, das in einem bestimmten Ausmass als sozialadäquat und akzeptabel betrachtet wird, kann inakzeptabel hoch werden und nach epidemierechtlichen Massnahmen rufen, wenn es dieses Ausmass überschreitet. »35
La question est particulièrement délicate. On n’a en effet pas arrêté la planète ces dernières années lors de chaque pic extrême de grippe saisonnière. Le risque était considéré comme acceptable. Peut-être ne le sera-t-il plus dans le futur ? On n’a pas non plus pris des mesures drastiques de lutte contre le réchauffement climatique pour prévenir les canicules ayant conduit à une surmortalité des personnes âgées36. Le risque était considéré comme acceptable. On n’a jamais fermé les portes du canton du Valais ni des Grisons pour lutter contre les accidents de ski : le nombre de personnes blessées, mutilées, handicapées et décédées est pourtant prévisible année après année. Le risque est considéré comme acceptable. Il en va de même pour les morts dues à la pollution atmosphérique, d’environ sept millions de personnes sur la planète par an selon l’OMS37, ce qui est pour l’instant supérieur à la pandémie de Covid-19. Le risque est socialement considéré comme acceptable.
La question-clef est donc de savoir qui a la compétence de fixer un tel niveau de risque acceptable pour quel domaine. Tant qu’aucune règle juridique ne définit ce qu’est le risque acceptable ou le niveau de sécurité requis, on ne sait pas non plus où se situe la limite entre les risques admissibles et non admissibles. Le Tribunal vient de préciser qui est compétent dans sa jurisprudence concernant la pandémie de Covid-19 : c’est au législateur que cette tâche revient prioritairement ou aux autorités spécialisées compétentes (« zuständigen Fachbehörden »), puis aux tribunaux, mais à titre subsidiaire uniquement. La Haute Cour ne mentionne pas le législateur formel mais le législateur matériel seulement (« Verordnungsgeber »). Il faut néanmoins replacer cette question dans le cadre plus large du droit d’urgence dans lequel cette jurisprudence s’inscrit. Les ordonnances de nécessité du gouvernement valent en effet, dans ce contexte, base légale formelle. Le « Verordnungsgeber » doit donc être compris, hors du droit de nécessité, comme étant le législateur formel.
« Solange in keiner Rechtsnorm festgelegt ist, wie hoch das akzeptable Risiko bzw. das erforderliche Sicherheitsniveau ist, steht auch nicht fest, wo die Grenze zwischen zulässigen und unzulässigen Risiken liegt. Es ist alsdann nicht in erster Linie Sache der Gerichte, sondern des Verordnungsgebers oder der zuständigen Fachbehörden, das akzeptable Risiko festzulegen. Andernfalls obliegt diese Aufgabe den Gerichten. »38
Cette jurisprudence doit être encore précisée sur trois points.
Si, tout d’abord, elle positionne les juges à titre subsidiaire pour la détermination du niveau de risque acceptable, elle peut cependant donner l’impression à première lecture que les autorités législatives sont placées sur le même pied d’égalité que les autorités spécialisées compétentes. La conjonction « ou » (« oder der zuständigen Fachbehörden ») doit à notre sens être comprise comme « ou le cas échéant » signalant plus clairement la préséance du législateur sur les autorités administratives.
En deuxième lieu, la compétence originelle ressortit en réalité au constituant. L’absence de mention de ce dernier ne doit pas être interprétée comme un silence qualifié du Tribunal fédéral. Ce point est d’autant plus pertinent lorsque les dangers et les risques associés sont graves.
Enfin, cette subsidiarité des juges ne vise que l’hypothèse d’une lacune dans la loi que les tribunaux ont à compléter. Elle ne vise pas à empêcher le contrôle de constitutionnalité des normes fixant le niveau de risque acceptable. Le Tribunal est donc compétent pour les juger, même s’il s’impose une certaine retenue dans l’examen de la proportionnalité39.
Il importe de porter une attention particulière aux biais cognitifs lors de l’examen de l’efficacité des mesures préventives40. L’évaluation de l’efficacité de celles-ci, plus précisément des mesures de précaution (« eng gefasstes Vorsorgeprinzip »), pose un problème de preuve a posteriori des rapports de causalité.
Un premier exemple l’illustre : le dilemme de l’efficacité des mesures préventives. Si la prévention est efficace, la calamité n’a pas lieu ; mais le simple fait qu’elle n’a pas eu lieu peut donner rétrospectivement l’impression diffuse de son inutilité, même si le rapport de causalité est démontré à l’exemple du mouvement anti-vaccins41.
Un second exemple le montre également : le biais rétrospectif (hindsight bias)42, par lequel on surestime rétrospectivement notre capacité à anticiper plus précisément une évolution (on est toujours plus intelligent après qu’avant, pour le dire en des termes plus communs). Le Tribunal fédéral a tranché la question en jugeant qu’une mesure n’est pas contraire au droit simplement parce que, avec les meilleures connaissances qu’apporte le point de vue rétrospectif, elle pourrait ne pas sembler optimale. Il peut ainsi s’avérer judicieux de prendre des mesures rigoureuses avant que des dommages graves ne se produisent, afin d’éviter que des mesures encore plus strictes ne doivent être prises ultérieurement.
« [E]ine Massnahme [kann] nicht schon deshalb als unrechtmässig betrachtet werden, weil sie bei besserer Kenntnis aus der Retrospektive allenfalls nicht als optimal erscheint. Dies wäre ein unzulässiger Rückschaufehler. Sodann kann es angezeigt sein, rigorose Massnahmen bereits zu ergreifen, bevor es zu schweren Beeinträchtigungen kommt, um zu verhindern, dass später noch strengere Massnahmen getroffen werden müssen. » 43
Inversement, on ne saurait non plus blâmer le législateur qui n’aurait pas pris suffisamment tôt des mesures suffisamment fortes, mesures dont l’évaluation ex post aura ultérieurement démontré l’efficacité à prévenir l’occurrence du dommage, mais dont l’évaluation ex ante était scientifiquement controversée ou dont l’acceptabilité sociale était impossible à obtenir à ce moment-là. Le moment de l’instauration des mesures de confinement lors de la première vague de Covid-19 en mars 2020 offre une excellente illustration de ce biais. Certains épidémiologues ont en effet calculé le nombre de décès qui auraient pu être évités si l’état de situation extraordinaire avait été décrété quelques semaines plus tôt. Un tel calcul est purement théorique, car la société n’était pas prête, ni en janvier ni en février 2020, à accepter de telles mesures sans l’épreuve émotionnelle collective des premiers hôpitaux débordés aux frontières de la Suisse.
Ce point pose ainsi la question du rôle joué par l’estimation de la faisabilité des mesures dans l’examen de la proportionnalité.
Le Tribunal fédéral demande de prendre en compte le degré d’adhésion aux mesures dans l’analyse de la proportionnalité. Il l’a fait en particulier en rapport avec le principe de précaution en droit de l’environnement :
Il faut « avoir à l’esprit qu’avant toute mesure, la Confédération était tenue de veiller à ce que son action recueillît une certaine adhésion, sinon de l’opinion publique, du moins des personnes directement touchées par les mesures envisagées […]. A défaut, les mesures décidées risquaient de ne pas être correctement appliquées voire d’être purement et simplement éludées et, finalement, de rester sans effet ou de n’avoir qu’un effet limité. »44
Le législateur doit évaluer prospectivement la mesure à l’aune de son effectivité probable (analyse de la faisabilité, de l’acceptabilité, de l’applicabilité ou de la praticabilité)45 et, si elle est inapplicable en l’état, y renoncer, la différer ou l’assouplir provisoirement pour habituer progressivement les destinataires avant de la durcir le moment venu.
Le droit souple, dans sa fonction expérimentale, illustre ce dernier cas. Il permet d’expérimenter de nouvelles règles de manière pré-juridique en habituant progressivement les destinataires afin d’en tester les effets et d’accroître l’adhésion de la population (soft law comme pre-law)46 : une loi devenue trop dure trop vite peut être contre-productive alors qu’une loi qui durcit progressivement est mieux respectée. L’incursion du droit souple dans la loi, souvent critiquée pour des motifs de pureté dogmatique, est en réalité une précieuse expression de la proportionnalité permettant d’élargir la palette des instruments d’action de l’Etat pour une efficacité accrue. En effet, pour être efficace tout en étant proportionné, le droit doit s’assouplir lorsque le contexte l’empêche d’être efficace par les moyens du droit dur et lorsque, pour être vraiment efficace, le droit doit être dur, le droit souple est un moyen efficace pour l’aider soit à durcir progressivement, soit à le mettre en œuvre.
La pratique montre que de multiples mesures ont d’abord fait l’objet de recommandations avant de muter au cours du temps en règles obligatoires47. Très récemment, le port du masque facial a suivi en accéléré ce même schéma : initialement laissé libre, puis recommandé et, enfin, devenu progressivement obligatoire selon les configurations. Ce mouvement est en train de se vérifier pour la vaccination, recommandée au début, puis fortement promue ensuite par des obligations indirectes découlant de l’extension du passe sanitaire48, même si l’obligation n’est pas encore générale49. Le fédéralisme sanitaire offre un autre exemple avec la Stratégie commune de la Conférence des directions de la santé (CDS) et de l’OFSP en matière de politique sanitaire qui prévoit plusieurs scénarios différents débutant par des recommandations intercantonales émanant de la CDS appelées à se concrétiser en actes normatifs cantonaux50.
3.4.1. Une compensation procédurale du défaut de précision normative découlant de la proportionnalité
En réalité, la compensation par un examen « plus strict » de la proportionnalité des lacunes du texte de loi dans un contexte d’imprévisibilité est matérialisée par un principe hérité de la cybernétique : la rétroaction (« feedback »), définie comme « la commande d’un système au moyen de la réintroduction, dans ce système, des résultats de son action »51.
Pour corriger la diminution de la densité normative, le Tribunal fédéral augmente les exigences procédurales de production des mesures législatives en posant un principe de rétroaction, que nous définissons comme l’obligation d’assujettir une mesure aux effets incertains à une obligation continue d’observation des faits et de l’état des connaissances scientifiques, d’évaluation, de correction et d’amélioration en fonction des effets observés reposant sur un fondement empirique constant52. Consacré depuis plusieurs décennies par la Cour constitutionnelle fédérale allemande sous l’étiquette de « Beobachtungspflicht, Korrektur- oder Nachbesserungspflicht »53, le Tribunal fédéral l’a sporadiquement évoqué54 et rappelé récemment dans l’arrêt schwyzois relatif aux restrictions de rassemblement dans le contexte de la pandémie de Covid-19. Un tel principe implique que les autorités élargissent continuellement leurs connaissances :
« Widerlegen neue Erkenntnisse die bisherige Risikobeurteilung, müssen die Regelungen überprüft und gegebenenfalls entsprechend überarbeitet werden […] Dies bedingt allerdings, dass die Behörden ihren Wissensstand laufend erweitern. »55
« Continuellement » ne doit cependant pas être entendu de manière trop littérale : l’adverbe ne signifie pas « quotidiennement ». Les autorités n’ont pas à actualiser chaque jour leurs connaissances, même dans un contexte de développement aussi accéléré que celui de la pandémie causée par le virus SARS-CoV-2 :
« Zu weit geht insbesondere die Auffassung der Beschwerdeführer, Massnahmen müssten immer auf dem neusten Stand der Wissenschaft basieren und die Behörden hätten täglich diesen aktualisierten Stand zu berücksichtigen. »56
Le législateur a codifié ce principe dans de multiples clauses d’évaluation57, desquelles le Tribunal fédéral déduit un devoir de mutabilité « afin de tenir compte de l’évolution de la situation concrète » pour protéger les droits fondamentaux des personnes touchées58.
3.4.2. De l’aptitude d’une mesure à atteindre son but à son aptitude à être expérimentée en contexte d’incertitude
L’application du principe de rétroaction conduit le législateur à adopter une démarche expérimentale de tâtonnement par essais et erreurs. L’aptitude d’une mesure à atteindre son but, telle que définie traditionnellement par la jurisprudence comme le premier élément de l’examen de la proportionnalité, doit être comprise autrement dans un tel contexte : elle devient aptitude à être expérimentée. Une mesure est dès lors proportionnée si son efficacité potentielle est suffisamment plausible pour être susceptible d’être testée dans le cadre et les limites d’une prise de risque contrôlée au sens où nous l’avons définie plus haut59.
Le principe de proportionnalité peut conduire à une obligation d’expérimentation, notamment s’il existe des doutes quant à l’efficacité d’une mesure. Tel était par exemple le cas pour l’introduction d’une limitation de la vitesse à 30 km/h, rendant un essai temporaire nécessaire selon le Tribunal fédéral :
« Bestehen Zweifel an der Wirksamkeit einer Massnahme, wie namentlich die Einführung von Tempo 30, kann sich ein zeitlich begrenzter Versuch aufdrängen. »60
En pratique, on rencontre cette figure expérimentale dans les configurations suivantes61 : tout d’abord, dans la législation expérimentale proprement dite, que le Tribunal fédéral a validée en 1982 déjà à propos de la réglementation temporaire de limitation de vitesse à 50 km/h dans les agglomérations ; en rapport avec le Covid-19, on mentionnera l’exemple des concerts ou des manifestations tests (projets pilotes pour l’organisation de grandes manifestations62), des essais pilotes, à l’exemple de l’application de traçage des contacts SwissCovid63 ou des aménagements provisoires en mobilité douce ; on pense ensuite à la législation d’urgence, qui offre un terrain fertile d’expérimentation législative en raison de son caractère temporaire et de l’obligation implicite d’évaluation et d’amélioration au moment de son éventuelle reprise dans le régime normal ; la réglementation qui nous régit depuis mars 2020 est composée de multiples ordonnances de nécessité et de lois urgentes64, elle conduira par tâtonnement à codifier le droit futur applicable à une pandémie inaccoutumée.
Le droit comparé et le fédéralisme sont souvent comparés à des laboratoires juridiques. L’exemple de la pratique du ski en Suisse durant l’hiver 2020–2021 illustre un cas réussi de prise de risque en droit comparé ; l’immunité de groupe testée par certains pays au tout début de la pandémie a en revanche rapidement douché les espoirs initiaux. Quant au fédéralisme65, s’il a été décrié, le laboratoire qu’il constitue fonctionne très bien selon la configuration du problème à résoudre : un bon exemple est celui des différentes mesures de reprise dans les écoles ou les universités où l’on peut comparer les diverses expériences pour trouver la meilleure pratique ; un exemple moins réussi en revanche est celui de la définition différente des biens essentiels autorisés à la vente conduisant à un tourisme d’achat entre cantons. Afin de bien distinguer ces cas de figure, le principe de subsidiarité devrait à notre avis être interprété en ce sens qu’une réglementation uniforme au niveau fédéral n’est pas « nécessaire », au sens de l’art. 43a al. 1 Cst., lorsqu’une mesure en cas d’incertitude scientifique est « apte à être expérimentée », et qu’elle est en revanche « nécessaire » dans le cas contraire. En conclusion, l’approche empirique consistant à tester une diversité de solutions face à une situation nouvelle empreinte d’inconnues et de controverses scientifiques permet dans tous les cas d’en évaluer plus finement l’efficacité et les impacts.
Les révisions successives d’une loi à intervalles resserrés ressemblent à une expérimentation législative puisque le droit devient incrémental par l’ajout, la correction ou la soustraction progressive de règles afin que chaque révision apporte petit à petit une amélioration d’ensemble. Les dizaines de mutations très rapides de l’ordonnance Covid-19, dont la première version date du 28 février 2020, offrent un exemple aussi unique qu’édifiant. Cette pandémie a inauguré une véritable méthode expérimentale de rédaction législative, améliorant en temps réel le texte de manière incrémentale par essais et erreurs, avec une réactivité extrême dans les corrections66.
Enfin, on l’a vu67, le droit souple peut également revêtir une fonction expérimentale.
Face à des risques incertains, difficilement prévisibles et potentiellement dévastateurs, le législateur peut être facilement tenté de se laisser submerger par les affects, en particulier par la peur. Afin d’éviter l’écueil d’une loi aveuglée par les émotions, l’ordre juridique pose un certain nombre de principes et de règles aux autorités législatives visant à assurer la rationalité du processus législatif afin de prévenir l’arbitraire notamment.
Légiférer de manière empiriquement fondée présente cependant des difficultés spécifiques face à des données scientifiques lacunaires, évolutives, controversées et contradictoires à l’exemple de la pandémie de Covid-19. Le législateur est dans ce cas appelé à devenir réflexif et expérimental en appliquant le principe de rétroaction, c’est-à-dire l’obligation d’apprendre de ses essais et erreurs au fur et à mesure de l’évolution des connaissances scientifiques et des impacts provoqués.
Dès lors, à l’image du virus qu’elle doit affronter, la loi doit constamment muter pour assurer son efficacité. Elle oscille, par tâtonnement, entre les deux pôles antagonistes d’une précaution trop prudente et d’une expérimentation hasardeuse afin de viser ce juste milieu qu’est une prise de risque contrôlée.
Le défi est de taille, car l’ordre juridique doit également garantir un minimum de stabilité aux règles de droit, tel qu’exigé par le principe de la sécurité juridique, afin de maintenir l’assise tant de la société que des individus.
Le problème est toutefois difficilement soluble face à des risques incertains, car la certitude que l’on pourrait placer dans un droit fixe reposant sur des faits aléatoires est aussi précaire qu’un rocher de granit posé sur un éboulis. Renforcer la pierre conduirait dans ce cas à une fausse illusion de sécurité. La plus grande stabilité ne peut être atteinte à terme qu’avec l’agilité du roc à s’adapter constamment aux mouvements du terrain le soutenant.
Alexandre Flückiger, Professeur à la Faculté de droit de l’Université de Genève.
L’auteur tient à remercier Simon Junod, assistant au Centre d’étude, de technique et d’évaluation législatives (CETEL) de la Faculté de droit de l’Université de Genève, pour la relecture et la mise en page de la présente contribution.
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- Weber, Max (1919) : Le Savant et le Politique, traduction française en 1959.
- Wiener, Norbert (2014) : Cybernétique et société : l’usage humain des êtres humains, Paris, p. 93.
- 1 FF 2011 291, 311.
- 2 OMS, Global Preparedness Monitoring Board, Genève 2019, 15 et 27.
-
3
Loi fédérale du 28 septembre 2012 sur la lutte contre les maladies transmissibles de l’homme (Loi sur les épidémies,
LEp ; RS 818.101). - 4 FF 2011 291, 344.
- 5 FF 2011 291, 346.
- 6 Loi fédérale du 21 mars 1997 sur l’organisation du gouvernement et de l’administration (LOGA ; 172.010).
- 7 Felix Uhlmann, Verwaltungsrechtliche Herausforderungen, in: Felix Uhlmann/Stefan Höfler (éd.), Notrecht in der Corona-Krise, 19. Jahrestagung des Zentrums für Rechtsetzungslehre, Zurich/St-Gall 2021.
- 8 Alexandre Flückiger, (Re)faire la loi: traité de légistique à l’ère du droit souple, Berne 2019, p. 186 ss.
- 9 Flückiger (2019), p. 191 ss.
- 10 Flückiger (2019), p. 191.
- 11 ATF 108 Ia 74, 82.
- 12 Giorgio Malinverni/Michel Hottelier/Maya Hertig Randall/Alexandre Flückiger, Droit constitutionnel suisse, vol. II, 4e éd., Berne 2021, p. 622 ss ; Tilmann Altwicker, Statistikbasierte Argumentation im Verwaltungsrecht, in: Schweizerisches Zentralblatt für Staats- und Verwaltungsrecht, 2018, p. 622, sur le recours aux statistiques dans ces cas.
- 13 Max Weber, Le Savant et le Politique, 1re édition parue en 1919.
- 14 Flückiger (2019), p. 320 s.
- 15 Swiss National COVID-19 Science Task Force, https://sciencetaskforce.ch (dernière consultation le 9 novembre 2021).
- 16 Réf. dans l’avis du Conseil fédéral du 12 mai 2021 sur la motion 21.3225 d’Olivier Français, « Post-Covid-19. Pour une plateforme permanente d’experts scientifiques ».
- 17 Postulat 20.3280 de Matthias Michel, « Mettre à profit le potentiel scientifique en période de crise » ; motion 21.3225 d’Olivier Français.
- 18 Flückiger (2019), ch. 1.3.2.1.
- 19 « Evaluate first principle » ou « back-to-back evaluations », voir Flückiger (2019), p. 623.
- 20 OCDE, Recommandation du Conseil concernant la politique et la gouvernance réglementaires, Paris 2012, ch. 1.1 et 4.8.
- 21 Flückiger (2019), p. 171 ss et 635 ss.
- 22 Flückiger (2019), p. 173 s.
- 23 Flückiger (2019), p. 635 ss.
- 24 ATF 143 I 253 ; ATF 141 V 688.
- 25 Malinverni/Hottelier/Hertig Randall/Flückiger (2021), vol. II, p. 71 ss.
- 26 Sur les différentes méthodes pour légiférer dans un contexte incertain, voir Flückiger (2019), ch. 4.4.5.2.
- 27 Arrêt du TF 2C_793/2020 du 8 juillet 2021 Fribourg, c. 5.3.2 ; arrêt du TF 2C_941/2020 du 8 juillet 2021 Schwyz, c. 3.2.6.
- 28 Arrêt du TF 2C_941/2020 du 8 juillet 2021 Schwyz, c. 3.2.1 et 3.2.3.
- 29 Daniela Thurnherr, Vorsorgeprinzip Verpflichtungen und Grenzen für die Verwaltung und weitere staatliche Akteure: Gutachten im Auftrag des Bundesamtes für Umwelt, Bâle 2020, cit. in: Alexandre Flückiger, Le droit expérimental, Potentiel et limites en situation épidémiologique extraordinaire, Sicherheit & Recht, 2020, p. 151.
- 30 Flückiger (2020), p. 151.
- 31 Arrêt du TF 2C_941/2020 du 8 juillet 2021 Schwyz, c. 3.2.6 ; ATF 132 II 305, c.4.3 et 5.1 ; Flückiger (2020), p. 142 ss, 151 s.
- 32 Arrêt du TF 2C_ 793/2020 du 8 juillet 2021 Fribourg, c. 5.3.1.
- 33 Ibid, c. 5.3.1.
- 34 ATF 131 II 431, c. 4.4.4.
- 35 Arrêt du TF 2C_941/2020 du 8 juillet 2021 Schwyz, c. 3.2.3.
- 36 Direction Santé-Environnement-Travail et Direction Prévention et Promotion de la Santé, Bulletin de santé publique, été 2020, disponible sous https://www.santepubliquefrance.fr/content/download/289472/2765447 (dernière consultation le 9 novembre 2021).
- 37 OMS, Global air quality guidelines. Particulate matter (PM2.5 and PM10), ozone, nitrogen dioxide, sulfur dioxide and carbon monoxide, Genève 2021, p. 10.
- 38 Arrêt du TF 2C_941/2020 du 8 juillet 2021 Schwyz, c. 3.2.5.
- 39 Ibid. ; arrêt du TF 2C_793/2020 du 8 juillet 2021 Fribourg, c. 5.3.2.
- 40 Daniel Kahneman/Amos Tversky, Prospect theory: An analysis of decision under risk, in: Econometrica, vol. 47, 1979, p. 263 ss. ; Klaus Mathis/Ariel David Steffen, From Rational Choice to Behavioural Economics: Theoretical Foundations, Empirical Findings and Legal Implications, in: Mathis (éd.), European Perspectives on Behavioural Law and Economics, Cham etc. 2015, p. 31 ss (p. 36 ss).
- 41 Shari Messinger Cayetano/Lee Crandall, The paradox of success and public perspective: COVID-19 and the perennial problem of prevention, in: Journal of Epidemiology & Community Health, 74 (8/2020), p. 679; Flückiger (2020), p. 152.
- 42 Markus Müller, Verhältnismässigkeit: Gedanken zu einem Zauberwürfel, Berne 2013, p. 79 ss; Flückiger (2019), p. 505.
- 43 Arrêt du TF 2C_941/2020 du 8 juillet 2021 Schwyz, c. 3.2.7.
- 44 ATF 132 II 305, 322.
- 45 Flückiger (2019), p. 464 s.
- 46 Ibid., p. 300 ss.
- 47 Flückiger (2019), p. 303 s.
- 48 Voir art. 6a LCOVID-19, formant la base légale du certificat sanitaire.
- 49 Sur l’obligation vaccinale, voir Frédéric Bernard/Marjolaine Viret, Vaccination obligatoire et pandémie de COVID-19 en Suisse. État des lieux juridique à l’occasion de l’arrêt de la CourEDH (GC), Vavřička et autres c. République tchèque (2021), in: Jusletter 9 août 2021.
- 50 Gestion du COVID-19 : Stratégie commune de la CDS et de l’OFSP-DFI en matière de politique sanitaire du 22.10.2020.
- 51 Norbert Wiener, Cybernétique et société. L’usage humain des êtres humains, Paris 2014, p. 93.
- 52 Flückiger (2020), p. 150.
- 53 Alexandre Flückiger, Case-law sources for evaluating the impact of legislation: an application of the precautionary principle to fundamental rights, in: The Theory and Practice of Legislation, vol. 4, no 2, 2016, p. 1 ss; Georg Müller, Methode und Verfahren der Verhältnismässigkeitsprüfung in der Gesetzgebung, insbesondere Prognose-, Abwägungs-, Beobachtungs- und Nachbesserungspflichten, in: Verhältnismässigkeit als Grundsatz in der Rechtsetzung und Rechtsanwendung, Zurich 2019, p. 101ss.
- 54 Flückiger (2019), p. 642.
- 55 Arrêt du TF 2C_941/2020 du 8 juillet 2021 Schwyz, c. 3.2.7.
- 56 Ibid., c. 3.3.4.
- 57 Voir ci-dessus ch. 2 i. f.
- 58 ATF 141 I 20, c. 6.2.4.
- 59 Voir supra, ch. 3.3.2.
- 60 Arrêt du TF 1C_589/2014 du 3 février 2016, c. 5.5.
- 61 Flückiger (2020), p. 150 ss.
- 62 « Afin de tester des modèles garantissant la sécurité et la faisabilité des grandes manifestations, l’autorité cantonale compétente peut autoriser des projets pilotes correspondants, entre le 1er juin 2021 et le 30 juin 2021 » (art. 6bquater al. 1er Ordonnance COVID-19 situation particulière [v. l’ordonnance du 26 mai 2021 {Grandes manifestations, grandes foires spécialisées et tout public et projets pilotes pour les manifestations de 1000 personnes au plus} RO 2021 297]).
- 63 Art. 60 al. 8 LEp ; ordonnance du 24 juin 2020 sur le système de traçage de proximité pour le coronavirus SARS-CoV-2 (OSTP ; RS 818.101.25).
- 64 https://www.legalis.ch > COVID-19-Updates.
- 65 Bernhard Waldmann, Der Föderalismus in der Corona-Pandemie, in: Newsletter IFF, 4/2020.
- 66 Flückiger (2020), p. 156.
- 67 Voir supra, p. 17.